Les miettes du marché

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Mon double marchand

De la même manière qu’il existe un double bureaucratique au sein des administrations étatiques pour chaque être humain, il existe, aussi, dans le monde marchand un double de l’humain, l’être marchand. Voici son monde, ses rêves et ses aspirations.

«La dépersonnalisation et l’aliénation de nos désirs les plus profonds sont implantées durant notre enfance par l’école, l’église, le cinéma et la télévision. Ils finissent par atteindre un point de non retour où le désir de l’individu est non seulement un réseau de contradictions, mais aussi une marchandise comme toutes les autres.»In Penelope Rosemont, the psychpathology of work, 2004 (traduction personnelle)

Rêves & aspirations de l’être marchand

Je ne dispose que des miettes du marché. Je dois me réconforter avec les résidus qu’on me laisse parce que je n’ai droit à rien d’autre. Et comme, à priori, je ne sais pas quoi faire on m’occupe la pensée avec la télé, la radio, les informations, les magazines et internet. J’ai droit aux supermarchés où il ne se passe jamais rien et où les clochards, les SDF ne peuvent aller ni entrer. Un service d’ordre et la télésurveillance m’assurent une tranquillité méritée. Je ne dois pas penser à autre chose quand j’achète du bonheur. Je peux éventuellement être pensif pour calculer ce que je dois acheter afin de ne pas trop dépenser, mais je dois le faire en silence, cela est toléré. Dans le cas contraire, c’est aller contre l’ordre public du supermarché !

Avec les miettes de la société, je dois me construire une vie et une pensée. Je sais que l’argent ne crée ni la vie ni la pensée, mais il contribue à les faire fuir. Je dois me satisfaire de tout cela et ne rien dire, ne rien penser. Je ne dois pas me rendre compte que le marché me considère comme un facteur à l’intérieur d’un pourcentage. Je ne dois pas dire qu’ils, les marchands, connaissent mon adresse personnelle et que moi, si je veux les contacter, je ne dispose que de la boîte postale de leur entreprise. Ils prétendent tout savoir sur moi grâce aux sondages, à la psychologie, aux enquêtes, mais quand moi je m’intéresse à eux, ils prétendent que je suis un individu potentiellement dangereux, que je veux les instrumentaliser à des fins militantes voire politiques.

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Le marché me réserve un seul droit : pouvoir acheter.

Avec toutes ces miettes, ces résidus qui me restent, je dois me taire sur le fond, mais je suis invité à parler sur la forme. On me laisse parler à la radio, à la télévision, dans le courrier des lecteurs ou dans un forum sur internet. Avec cette petite marge de liberté le marché achète mon silence en m’offrant, en échange, voyages, voitures, meubles, hôtels avec pleins d’étoiles. J’ai, ainsi, l’occasion de gagner la bienveillance du marché qui récompense ses bons acheteurs et de fréquenter des mondes merveilleux dont je devrais garder le souvenir parce qu’ils doivent être le but de toute vie d’acheteur et aussi le souvenir que je raconterai à tout le monde en affirmant : « Moi ! J’y ai été et, je vais vous dire comment cela se passe ! » Tout cela est éphémère. Le marché ne veut pas que cela soit durable, permanent. Il ne faut rien exagérer.

Je dois me contenter de ces maigres saveurs émiettées, disloquées, mélangées à celles du zapping où dans l’histoire que je raconterai se mélangera aussi bien ce que j’ai vécu que ce que j’ai vu à la télé, histoire d’en augmenter l’aplomb persuadé. Mon droit est de voir ce que les autres ont choisi pour moi et ce que je dois vivre. Mes joies comme mes inquiétudes proviennent du marché et de ce que je vois à la télé et discute au bistrot du coin avec la télé allumée en fond.

Quand je pars en vacances, les lieux où je veux aller ont déjà été choisi par le marché. Cela s’appelle le tourisme. Mes plages ont été soigneusement sélectionnées, mes clubs de vacances et autres hôtels aussi. Je ne dois rien dire parce qu’on me fait un «prix d’amis», une promotion et, en plus, je vais y vivre comme un roi. Pourquoi s’en priver ? Le tout est de croire à la supercherie afin de mieux oublier ce que l’on est. Ceux, celles qui n’arrivent pas à oublier ce qu’ils sont, sont traité-es avec mépris.

Je ne dois rien dire et accepter tout ce que le marché me propose : il veut mieux me connaître pour cibler mes achats. Il étudie mes comportements d’achats, il me sonde, me questionne, me «pourcente» toujours d’une manière anonyme. Cela me rassure de savoir que c’est anonyme même si je dois donner mon sexe, mon âge, la ville où j’habite, mon métier, mon salaire, si je suis marié ou non et, est-ce que j’ai des enfants, ce que j’aime, n’aime pas et que je dois décrire la manière dont j’achète tel ou tel produit et à quoi il me fait penser.

Ainsi, lentement, insidieusement il m’inocule ce que je dois dire selon ses grilles de définitions et c’est vrai que je finis par parler comme le marché avec des pourcentages, des sondages, des jeux, de la pseudo-psychologie et la sexualité en couple, à plusieurs ou comment dois-je vivre une histoire à trois ?

Le marché veut penser ma sexualité et comment je dois la vivre. Une sorte d’amour instable comme le marché où le couple doit vivre dans une forme de transaction permanente. Honte au couple stable et durable. Vive le couple instable, recomposable qui doit toujours négocier quelque chose avec l’autre, parfois avec les autres. Les couples et ses pratiques doivent être échangeables et jetables comme le sont les produits que fabrique le marché.

Le couple ne doit pas se penser par lui-même, mais suivant ce que le marché affirme sur le corps, les vêtements, leur rapport à la psychologie et à la personnalité des objets qui composent l’environnement dont le couple fait partie.

Quoique je pense, il s’arrangera toujours pour me faire savoir que ce qu’il pense est bien mieux que ce que j’ai pu penser à un moment donné. Le marché aime le pouvoir et je ne dois pas me tromper, mon pouvoir c’est celui d’acheter. C’est mon mode de vie, ma manière de vivre et je ne dois pas penser autrement.

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Un rêve prophétique qui appartenait au marché.

Une nuit, je fis un rêve où je me suis senti bien. J’avais rêvé que le marché n’était plus capable de voir la réalité. Ce qui se préparait à son insu. Des voix s’élevaient, de nouvelles formes de pensées émergeaient balayant à jamais ce qu’il nommait la « communication ». Il ne voyait plus rien, mais se moquait de ce que nous lui affirmions. Le marché était devenu sourd, aveugle, hébété par ses propres stratagèmes. Nous nous rassemblions en d’immenses groupes. A notre tour nous les avons étudié, analysé, observé. Nous utilisions les mêmes armes avec un enthousiasme certain.

Par myriades, nous avions creusé les cerveaux de ceux, celles qui maintenaient le marché, détruisant leurs pratiques analytiques les plus élaborées. Ensuite nous installâmes des mines dans leurs cerveaux : « Boum ! Boum ! » Nous entendions à chaque fois qu’ils pensaient, parlaient, éructaient en terme de marché. Puis ils fuirent la réalité du vivant en s’accrochant à un monde virtuel où les distances n’existaient plus ni les frontières. Depuis cette victoire, nous pûmes réellement construire le monde que nous voulions, le nôtre. Ils ne saisirent pas que nous venions faire de leur réalité un rêve.

Car c’est au cœur de leurs pensées propres que nous nous sommes cachés. Nous sommes là, parmi eux. Nous sommes les mouvements utopistes, politiques, les religions, les sectes, les sciences occultes, les extra-terrestres, la méthodologie scientifique et la libre pensée. Le rêve se termina sans que j’en sache plus.

Puis je pris conscience que ce rêve était en fait celui du marché, la suggestion suprême : me faire croire en un autre monde possible. Comment y est-il arrivé ? Cela était pourtant simple. Il suffisait de reprendre les grands symboles des sondages, des questions, des pourcentages et de les réintroduire dans les spots publicitaires, les films, les clips vidéos et les reportages d’informations.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
Le chômage et la sécurité.
Alors des reportages sur le danger du chômage et le danger de l’insécurité apparaissent.
Quel est le pire fléau de la société : la solitude ? La foule ? La famille ?
Réponse possible : la Solitude.
Alors des reportages sur la solitude, l’abandon et la difficulté de vivre en société apparaissent.
Si vous aviez assez d’argent que feriez-vous ?
Acheter une voiture, partir en vacances, changer d’air.
Alors des jeux où vous pouvez gagner des voitures et changer d’air apparaissent.
Qu’aimeriez-vous faire si vous en aviez le pouvoir ?
Aider les autres, supprimer les injustices et inviter tout le monde à s’amuser.
Alors des films avec des super-héros apparaissent et des clips où tout le monde s’amuse se collectionnent.
Que voudriez-vous partager si vous en aviez la possibilité ?
La connaissance, le savoir.
Alors le libre partage des connaissances et du savoir devient une réalité.
Quels sont vos fantasmes ? Qu’est-ce qui vous oppresse ?
Dites-le nous et nous en ferons votre quotidien acheté.

 Le marché construit les rêves conditionnés du futur.

Rémunérer le marché avec mes besoins

Qui sont-ils (-elles) pour me diriger ainsi, moi qui suis si indépendant, qui fait ce que je veux ? Ils me subodorent : « Polémique sur la société, les attentats, les affaires, le nucléaire, l’émission d’un tel ! » Et moi, comme un con, j’obéis ! J’acquiesce et agis suivant l’envie du marché qui amène, dans ma bouche, un sujet tout préparé avec mon avis, ma vision des choses et donc du monde. Le pire : je me crois plus malin que les autres quand bien même je me comporte exactement de la même manière.

Je suis MOI et pourtant une partie de moi appartient au marché. Je ne me rappelle pas avoir signé un contrant léguant une partie de ma personnalité ! Seulement le contrat que je signe, c’est la facture, le forfait que je reçois lorsque j’achète ma télévision, ma radio, mon accès à internet et loue mon téléphone !

Les produits vendus par le commerce sont estampillés léger, sans effet, et même labellisés plus naturels que la nature elle-même (bio) afin de me rassurer : ce produit n’aura pas d’effet sur moi. C’est la réponse que le marché a trouvé face à ce monde qui ne cesse de lui dire que tout à un effet y compris le plus frêle des battements d’une aile de papillon. Alors je me rassure comme je peux et je ne désire que des produits allégés, bio ou sans OGM afin qu’ils ne produisent aucun effet sur moi. S’il n’y a pas d’effet dans mon corps alors les effets produits par la société industrielle seront moindre.

Face à la violence du monde extérieur qui me construit une image faussée de la réalité, j’adore regarder la publicité. Elle vient affirmer, par contraste, le confort et le plaisir que procure l’achat. Une publicité n’est jamais vraiment violente. Il m’est facile de prouver que, lorsque je regarde une publicité, je ne perçois pas la réalité pour la simple raison que son premier message est la destruction de toute compréhension de la réalité puisque qu’importe une seule action dans ce monde : que je rémunère le marché par l’action d’acheter.

La réalité est définie par la manière dont une chose doit être achetée. Pour acheter une chose il faut de l’argent. Pour avoir de l’argent il faut travailler. Pour travailler il faut être embauché. Pour être embauché il faut avoir été formé. Pour être formé il faut suivre une formation. Tout ceci pour pouvoir acheter quelque chose ! Tel est le mécanisme moteur : une chose s’enclenche dans une autre qui elle-même à besoin d’une autre chose pour pouvoir s’enclencher et suivre une direction précise, une route. Ce qui définit une route sont les panneaux qui indiquent les chemins qui doivent être pris. Ceci est la route du succès. Une recette ne fait pas mieux pour réussir un bon repas et donc agir sur l’humeur des autres. Telle est le secret de la formule magique. “Abracadabra !” est le terme acheté de l’histoire.

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